Et si le biomimétisme ne nous permettait pas seulement de nous inspirer du vivant tel qu’il est aujourd’hui, mais aussi de la manière dont il évolue ? Nous avons en effet la possibilité de nous intéresser non seulement au résultat de l’évolution, c’est-à-dire aux organismes et aux écosystèmes tels qu’ils sont aujourd’hui, mais aussi au processus même de l’évolution. Il est pour cela essentiel de comprendre que dans le vivant le changement est la norme et que ce que nous appelons « stabilité » n’est qu’une illusion d’optique qui dépend de l’échelle temporelle considérée. Mais de quel changement parle-t-on ? De quelle ampleur, et à quel rythme ?
La vie sur terre a été secouée de graves crises, 5 au moins, qu’on appelle « crises d’extinctions massives ». La dernière, la plus médiatisée, est celle qui a causé l’extinction des dinosaures il y a 65 millions d’années. Pourtant, le plus étonnant, quand on regarde le vivant à travers son histoire, c’est sa permanence, sa capacité à se perpétuer et se rétablir, quelques soient les conditions. L’histoire du vivant, c’est d’abord une question de résilience. Et le secret de la résilience, c’est la diversité et avec elle la multiplicité des solutions disponibles.
L’histoire du vivant sur notre belle planète bleue n’a pas été, loin s’en faut, un long fleuve tranquille. Ces 3,8 milliards d’années ont été jalonnés de périodes de relative stabilité, ponctuées d’épisodes, dont les causes sont le plus souvent aléatoires, pendant lesquelles tous les équilibres étaient brusquement remis en cause. Or, pendant ces épisodes de transition brutales, l’évolution semble s’accélérer.
Cette alternance entre périodes de stabilité (toute relative) et crises a inspiré aux paléontologues Stephen-Jay Gould et Niles Elderedge la théorie des « équilibres ponctués ». Parfois controversée, car il est vraisemblable que les archives paléontologiques incomplètes induisent un biais d’observation, cette théorie offre néanmoins une grille de lecture pertinente sur la façon dont les systèmes complexes s’adaptent et évoluent en fonction de conditions changeantes, en alternance entre des périodes favorables et d’autres défavorables.
Il se trouve que cette alternance stabilité / crises, qu’on pourrait aussi lire sous l’angle « ordre » / chaos, s’applique à d’autres domaines qu’à la seule biologie. Pour n‘en citer que deux, il est aisé, en histoire comme en économie, de constater cette même alternance de périodes de relative stabilité, ponctuées d’épisodes de transitions rapides, ou de mutations, pendant lesquelles tout est remis en question.
Ces épisodes, que nous appelons à tort « crises » alors qu’ils sont en fait des « transitions de phase » entre deux états de stabilité, sont aussi des moments où l’expérience, du moins celle acquise lors de la précédente période de stabilité, n’est plus d’aucune aide. Ce qui permettait jusqu’alors d’être performant et compétitif n’est soudainement plus d’aucune utilité. Les « facteurs clé de succès » d’hier deviennent brutalement obsolètes. Dans ces périodes d’incertitude, la spécialisation, la rationalisation, l’optimisation tous azimuts des processus ne suffisent plus, voire mêmes peuvent devenir soudainement contre productifs en impactant la résilience et la plasticité évolutive d’organismes – ou d’organisations – ballotés par des événements imprévisibles.
Il est alors temps de redéfinir la notion de performance et de miser, si on ne les a pas perdues entre temps à force de rationalisation, sur d’autres aptitudes jusqu’ici moins valorisées. Agilité, débrouillardise, coopération, décloisonnement des savoirs, intelligence collective sont des exemples de ces aptitudes à retrouver très vite. Mais quand il faut aller vite et que pèsent les héritages du passé, il existe une autre piste, moins connue, à explorer : l’exaptation.
L’exaptation a été théorisée par Stephen-Jay Gould, encore lui, et sa collègue Elisabeth Vrba. Le terme désigne, en biologie de l’évolution : « la manière dont les organismes développent des stratégies adaptatives en utilisant des structures, des organes, ou des « aptitudes » au sens large, préexistantes, pour d’autres fonctions que celles qui étaient les leurs auparavant ».
Parmi les nombreux exemples d’exaptation, on peut relever les « success stories » de l’évolution que sont les plumes des oiseaux, les poumons et les membres des tétrapodes, ou encore la lactation chez les mammifères.
Gould disait souvent que l’évolution « bricole » avec ce qu’elle trouve. Cette approche, transposée intelligemment, permet de résoudre des défis qui seraient impossibles avec les stratégies classiques, faisant appel à des processus adaptatifs lents et graduels.
En périodes de crise, quand l’adaptation doit être rapide, et qu’il faut « faire avec les moyens du bord », l’exaptation peut contribuer à compenser le manque de temps, et aider à valoriser au mieux les atouts, techniques, procédés ou infrastructures existantes. Là où la simple capitalisation des acquis ne suffit plus, ou n’est tout simplement plus possible, l’exaptation permet de sortir de l’impasse. A condition d’adopter une posture, un regard et des dispositions d’esprit qui ne sont pas toujours celles auxquelles nous sommes les plus exercés.
Il est alors temps de se poser la question suivante : qu’est-ce qui, parmi les compétences, les savoir-faire, les outils ou les infrastructures qui nous sont utiles aujourd’hui, pourrait être « exapté » pour nous aider à résoudre les défis à venir ?
Que ce soit en architecture, en urbanisme, en design, en organisation, en management ou en stratégie, de nombreux gisements « d’exaptations potentielles » n’attendent qu’à être révélés. Pour cela, comme dans toute démarche de conception et d’ingénierie, il est indispensable de disposer des méthodes appropriées. Mais rien ne remplace le décentrage du regard, l’émerveillement face au génie inventif du vivant et l’inspiration qu’il nous procure.